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Lors des Rencontres de la Biomasse organisées par ValBiom le 20 octobre dernier, la notion d'ILUC ("Indirect Land Use Change" en anglais) ou de changement indirect d'affectation des sols, a été largement discutée. En effet, chaque modification de l’espace a un impact sur les sols en termes de place disponible vis-à-vis d’autres cultures. Néanmoins, cet impact ne concerne pas uniquement la production agricole, mais également l'urbanisation ou encore l’agriculture biologique croissante (nécessitant des espaces supplémentaires aux superficies agricoles conventionnelles).
A lire également: Analyse : La production de biomasse végétale dans une Europe en transition - ValBioMag, 04.11.2020
De nombreux chercheurs étudient depuis de nombreuses années la thématique des ILUCs. Pourtant, elle suscite toujours de nombreuses interrogations… Comment définit-on les ILUCs ? Quels sont ces impacts et son évolution dans le temps ? Quelle est la méthodologie à mettre en œuvre sur le terrain ?
A la suite d'un exposé par l'INRAE et de la table-ronde qui a suivie (le 20 octobre dernier), il nous a semblé pertinent de reprendre les éléments-clés au-travers d’une interview qui décrypte cette thématique complexe.
Interview de Fabrice Levert, ingénieur d'étude à l’Institut national de la recherche agronomique (INRAE). Propos recueillis en novembre 2020 par Aricia Evlard et relus par Lauranne Debatty, ValBiom.
- Fabrice Levert
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Fabrice Levert travaille pour l’INRAE au laboratoire de recherche en économie agricole SMART-LERECO, localisé sur les trois villes de Rennes, Nantes et Angers (France). Ce laboratoire regroupe une soixantaine de personnes autour de la recherche en économie appliquée à l’agriculture, l’agroalimentaire et l’environnement.
Ingénieur d’étude, Fabrice Levert travaille sur la modélisation des marchés agricoles pour analyser les effets des conséquences de changements sur les marchés mondiaux, sur les modifications des grands équilibres, sur les changements d’allocation des sols et sur les indicateurs environnementaux.
Avant-propos
L'objectif de cette interview est de donner la parole à un expert en modélisation, d'ouvrir les portes « des coulisses de la recherche » et d'outiller notre réseau sur cette notion complexe. Il ne s'agit dès lors pas du point de vue de ValBiom.
Vous travaillez sur ce que l’on appelle les changements d’affectation des sols. De quoi s’agit-il ? Quelle en est l’origine ?
La notion de changement d’affectation des sols s’est développée vers la fin des années 2000 avec le développement des biocarburants. Leur développement était alors encouragé notamment par le fait qu’il s’agissait de carburants plus propres que ceux issus du pétrole, qu’ils émettaient moins de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère et qu’ils devaient donc contribuer à l’atténuation des effets du changement climatique.
Si ceci est effectivement vérifié par les calculs en analyse de cycle de vie (ACV), en considérant que le CO2 émis dans l’atmosphère lors de la combustion d’un biocarburant a été capté lors de la croissance de la plante, ce n’est peut-être plus le cas si on comptabilise le fait que les cultures pour produire les biocarburants entrent en concurrence avec les cultures alimentaires.
A partir de 2008 et des travaux de T. Searchinger publiés dans la revue Science, les scientifiques ont commencé à calculer qu’en intégrant les émissions de GES liées à la déforestation ou aux retournements de prairies, associées aux mises en culture consécutives au développement des biocarburants, le bilan carbone n’est plus aussi intéressant, voire est pire que celui des carburants d’origine fossile. Ces travaux ont suscité beaucoup d’émois et ont constitué un frein au développement de ces filières. De nombreuses études se sont depuis intéressées à calculer ce fameux facteur ILUC, c’est-à-dire le niveau d’émissions de GES associés aux changements indirects d’affectation des sols (ILUC pour "Indirect Land Use Change" en anglais) à inscrire au bilan des différents biocarburants.
Les changements d’affectation des sols sont donc les conséquences de la raréfaction de l’offre alimentaire traditionnelle. Dans le cas des biocarburants, les ILUC correspondent donc aux surfaces mises en culture quelque part sur la planète pour satisfaire la demande en produits, déplacée par la production de matière première destinée aux biocarburants. Ces mises en culture peuvent se faire au dépend de pâtures ou de forêts et être responsables d’émissions de GES, de perte de biodiversité, de troubles sociaux…
Pourquoi se poser une telle question pour la production de biomasse non alimentaire ?
Comme pour les biocarburants, le principe de produire de la biomasse pour un usage non alimentaire (potentiellement sur des terres déjà cultivées) créé une diminution de l’offre alimentaire qu’il faut continuer à satisfaire.
De manière marginale, cela peut paraitre imperceptible mais à grande échelle, les prix de marché des produits agricoles sont impactés et les forces en action sont un signal encourageant la mise en culture dans différentes régions du monde.
Comment les évaluer, quels sont les mécanismes à l’œuvre?
Les changements d’affectation des sols sont observables au niveau du globe mais il n’est pas possible de les attribuer à telle ou telle origine car les surfaces agricoles évoluent constamment dans le monde sous l’influence de nombreux facteurs tels que la pression démographique, les changements d’habitudes alimentaires, les adaptations au changement climatique.
Partant du constat que les changements d’affectation des sols sont la conséquence de la réaction des acteurs à des signaux économiques, nous avons recours à la modélisation pour les évaluer. A partir d’une situation connue de l’état des marchés mondiaux agricoles, des équilibres et des surfaces utilisées, nous réalisons des exercices de simulation dans lesquels nous ne faisons varier que ce que nous souhaitons analyser. Par exemple, une hausse de la demande de biodiesel en France.
- Ce choc impacte en premier lieu le marché des huiles et des graines oléagineuses.
- Puis va entrainer des réactions en cascade qui vont conduire aussi bien l’offre agricole à s’adapter que les demandes traditionnelles.
- Les autres produits agricoles sont affectés par les jeux de substitutions et les contraintes d’usage des sols.
- La raréfaction de l’offre agricole se traduit également par une baisse des exportations ou une hausse de la demande d’importations. Les marchés agricoles des autres pays sont donc également affectés.
- In fine, une pression sur la demande de terre agricole apparait et peut conduire à la mise en culture de nouvelles terres dans différents pays du monde.
Les résultats de ces simulations sont sujets à de très nombreuses incertitudes liées aux différentes hypothèses concernant les réactions des différents agents aux variations de prix :
- les capacités à accroitre la productivité des terres,
- l’accessibilité des nouvelles terres,
- les substitutions possibles des produits et coproduits dans l’alimentation des animaux principalement,
- …
Quelle est la fiabilité de cet outil ?
Comme évoqué, de très nombreuses incertitudes entourent l’évaluation des changements d’affectation des sols et il est pratiquement impossible d’obtenir un consensus scientifique lorsqu’il s’agit de fournir une estimation fiable du facteur "Changement d'Affectation des Sols" associé à un phénomène particulier.
Les résultats sont très largement tributaires des hypothèses considérées par le modélisateur et sur le choix des paramètres pour calibrer les fonctions caractérisant le comportement des agents.
Est-ce que cela ne concerne que la biomasse non alimentaire ?
Non évidemment. Toute activité humaine ayant une emprise sur des terres agricoles productrices de denrées alimentaires est responsable de phénomènes de changements d’affectations des sols.
On pense nontamment aux phénomènes d’artificialisation des sols, d’urbanisation, de constitution de zones de loisirs… De même, le fait d’encourager des modes de production agricoles plus vertueux, comme l’agriculture biologique, l’élevage à l’herbe, l’utilisation réduite de pesticides... a pour conséquence de réduire les rendements et donc la production en général. Cela génère également une incitation à produire plus ailleurs dans le monde.
Est-ce que "produire de la biomasse non alimentaire" induit réellement de la déforestation en Amazonie ou en Asie? Que puis-je faire au mieux, moi, à mon échelle, lorsqu’un projet se présente ?
Tout est une question d’échelle, il est évident qu’un petit projet à une échelle individuelle aura des effets imperceptibles et probablement négligeables sur les marchés.
Il faut cependant avoir à l’esprit que les effets de marchés sont la conséquence d’une somme de décisions individuelles et il est bon d’y réfléchir pour les projets plus conséquents.
Sur les sites marginaux, est-il préférable selon vous d’utiliser des terres marginales pour produire des cultures non alimentaires ? AgroTransfert[1] propose également l’usage des intercultures ?
Avec les éléments ci-dessus en tête, il apparait clairement qu’il est préférable de privilégier les sites marginaux pour la production de biomasse non alimentaire en conservant les terres les plus productives pour un usage nourricier.
La mise en culture d’une terre marginale, délaissée ou polluée n’aura en théorie aucun impact sur les marchés agricoles et n’aura pas d’impact en termes de changement d’affectation des sols dans le monde. De même, la valorisation de la biomasse des intercultures, des taillis ou des haies proches des cultures n’aura pas ce type de conséquences à condition que les rendements des cultures principales ne soient pas altérés.
Ce concept d’ILUC parait peu connu des acteurs de terrain et porteurs de projet. Or, les ILUC s’invitent au travers des textes législatifs (RED) et pourtant, il n’y a pas beaucoup de monde qui maitrise cet aspect. Qu’en dites-vous ?
Je pense que les questions de changement d’affectation des sols sont plus une réflexion globale que les décideurs doivent avoir à une échelle plus large, en lien avec les préoccupations d’autosuffisance alimentaire et de positionnement du pays sur les marchés internationaux.
Dès lors que l’on souhaite soutenir ou encourager des filières qui ont pour conséquence d’affaiblir notre position, il faut avoir conscience de l’impact de nos décisions sur d’autres pays dans un contexte de risque d’insécurité alimentaire grandissant, avec notamment l’accroissement de la population mondiale, les modifications des régimes alimentaires et les menaces du changement climatiques sur les agricultures du monde.
Sans entrer dans les détails, les aspects règlementaires associés aux ILUC concernent aujourd’hui uniquement le domaine des biocarburants et sont généralement liés à un seul type de matière première, auquel sont associés des impacts ILUC potentiels.
Les directives européennes RED et désormais RED 2 définissent les limites réglementaires d’impacts ILUC qu’un biocarburant produit à partir de telle ou telle matière première ne doit pas dépasser pour être certifié et comptabilisé dans les objectifs d’incorporation obligatoires.
L’importance de l’expansion de la zone de production de la matière première, la haute teneur en carbone des sols concernés et la position mondiale globale par rapport à chaque matière première sont considérées dans les évaluations.
Les méthodologies de calculs intégrant les effets de marchés sujettes à trop d’incertitudes ne sont pas utilisées dans la réglementation actuelle. Ainsi, seule l’huile de palme est à ce jour considérée officiellement par l’Union européenne comme une matière première à risque ILUC élevé.
Selon vous, doit-on éviter de parler de ce terme ILUC à tort et à travers ? Quand et comment en tenir compte ? A quelle échelle ?
Sans évoquer particulièrement le terme ILUC (qu’il faut manier avec précaution), il faut avoir conscience que l’Europe est responsable de déforestation importée en Amérique du sud ou en Asie du sud-est notamment et principalement pour alimenter nos élevages et pallier notre déficit de production en protéines, mais aussi, désormais, pour produire de l’énergie.
A une échelle locale, il est toujours utile d’avoir une réflexion pour mettre en balance les impacts locaux (altération de la biodiversité, des paysages) et les impacts potentiels exportés.
Dès lors, la relocalisation des marchés est-elle une solution ? Les outils géopolitiques peuvent-ils aider ?
La relocalisation des marchés fait partie de la solution dans la mesure où consommer de manière plus locale des produits dont on connait et maîtrise les conditions de production pourrait limiter les effets sur les marchés de choix nationaux d’allocation des surfaces.
Les solutions sont aussi d’ordre géopolitique si, dans les négociations internationales, il est possible d’imposer la protection des espaces sauvages riches en biodiversité ou à haute teneur en carbone. Mais ces décisions relèvent de la souveraineté nationale et de la bonne volonté des dirigeants des pays les plus concernés.
Quelle est votre conclusion à la suite de vos nombreuses recherches sur le sujet ?
La question centrale est bien celle de la pression que fait peser l’homme sur son environnement dans un contexte d’insécurité alimentaire.
Le levier principal dans les pays riches est certainement une transition alimentaire avec
- des apports caloriques réduits,
- une alimentation peut-être moins carnée,
- des circuits plus locaux avec moins de pertes et de gaspillage.
Dans les pays les plus pauvres, les scénarios prospectifs les plus encourageants pour le futur reposent sur les mêmes préconisations de sobriété et sur un rattrapage du déficit alimentaire en privilégiant la substitution des protéines végétales et animales.
La conclusion de ValBiom
Nous pouvons retenir que la modélisation est complexe et qu'un consensus n’est pas toujours évident à trouver entre les différents experts scientifiques.
Actuellement, seule l’huile de palme est officiellement considérée comme une matière première à risque ILUC élevé pour l’Europe. Aussi, nous devrions garder à l’esprit que la notion des ILUCs devrait être considérée au mieux, et ce, dans les limites du possible pour les opérateurs de terrain.
A retenir également : la prise de conscience concerne de nombreux domaines et pas seulement la production de biomasse. Chaque secteur tient une part de responsabilité. Illustrons par exemple la prise de conscience actuelle liée à la dynamique de reconversion des friches en vue d'usages variés comme la production de biomasse, la biodiversité et l’urbanisme.
ValBiom poursuit sa veille et suit les évolutions des ILUCs pour vous informer au mieux. Restez connectés !
[1] Agro-Transfert Ressources et Territoires développe des innovations au service de l’agriculture régionale (sols et agro-systèmes, systèmes de productions innovants, évaluation multicritères, bioéconomie sur les territoires).